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Lutin du Père Noël

Lutin du père noël
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Deux (longs) mois durant, j'ai travaillé dans l'enceinte fortifiée du centre de tri de colis de La Poste Colissimo, en renfort pour ce qu'ils appellent là-bas « la période » – novembre et décembre : période des fêtes durant laquelle le centre dépasse parfois les 200 000 colis-jour et où le pourcentage de lutins intérimaires du père Noël dans la machine à trier dépasse les 80 % !

Deux (longs) mois à me lever à 4 heures du mat pour rejoindre mon affectation en tant qu'agent-réfecteur. J'étais de la minorité chanceuse qui ne décharge ni ne charge les camions mais qui a le privilège d'avoir sa propre scotcheuse et son petit charriot pour aller réparer le colis ouvert, cassé, explosé, pulvérisé, récupérable, ou pas. Fabuleuse chasse au trésor, entre boites de Playmobil, Playstation, sex toys, tricots pour les petits enfants collés par la confiture de coing, livres,et iPhone écrasé baignant dans l'huile de vidange…

Deux (longs) mois à comprendre un processus de tri, les différentes tâches qui incombent aux petits humains pour faire tourner la machine non-stop pendant seize heures et même vingt certains jours de cette foutue « période » ! Le balai des camions qui déchargent d'un côté et qui repartent chargés de l'autre. Entre les deux, plusieurs milliers de m² de surface dans laquelle glousse, couine et ronronne sur deux niveaux une immense machine à trier, jaune et bleue.

Un agent = une tâche. Les consignes sont précises et définies par des chefs d'équipes qui veillent au grain et scrutent leurs ordinateurs pleins de chiffres, de pourcentages, de rendements dans leur cahute exigüe. Il y a aussi un service spécial armé de 240 caméras de surveillance pour que votre cadeau de Noël ne finisse pas dans les poches d’intérimaires malhonnêtes ! Avant d'être un agent de tri, vous êtes un potentiel voleur, on vous le dit, répète, fait comprendre ! Un jour mon estomac s'est noué quand un copain a traversé l'usine entouré de deux vigiles. Même là où il ne s'y attendait pas, des yeux le scrutaient de près au moment où il a craqué pour un téléphone portable d'un montant dépassant son salaire.

Dans l'intérim ma durée maximale de mission avait été jusque-là de trois semaines. Deux mois m'ont semblé une éternité. J'ai pu cependant faire ainsi l’expérience du côté rassurant des habitudes de travail qui s'installent peu à peu. Le confort de savoir que demain sera le même, à cet endroit, à faire exactement la même chose, sans avoir à y réfléchir. Juste ne pas oublier ses chaussures de sécurité, ses gants, son petit gilet vert, son thermos de café. Simplement rejoindre, à l'heure où le périph’ est encore désert et les banlieues silencieuses, les autres petits gilets verts qui se mélangent aux petits gilets jaune, orange, selon les grades, les fonctions et les attributions !

J'ai aussi passé pas mal de mes pauses à la cafèt’, salle télé, sur les banquettes de l'espace-repos, à observer les habitudes et stratégies de chacun pour s'approprier cette petite demi-heure qui marque la mi-journée alors que le soleil se lève à peine. J'ai entretenu aussi ce petit quart d'heure quotidien privilégié et plein de sens avec Michel, le gars du ménage, soixante ans, ancien cadre chez Total, au parcours dingue. Le genre qui fait oublier que l'on est ici qu'un simple rouage et qui vous rend un peu d'humanité le temps d'une discussion sur le sens de tout ça, l'actualité politique, littéraire, philosophique, entre deux charriots, là où on ne l'attend pas.

Michel, Alain, les mecs là depuis dix, vingt, trente ans, les petits jeunes des cités qu'on met toujours à charger ou décharger, les syndicalistes corporatistes blindés d'avantages jamais contents. Les chefaillons qui ne te calculent pas toujours, et puis les inspections et les regards en coin de ceux encore au-dessus. J'ai consigné tout ça et bien d'autres choses en chiures de mouches sur les premières pages d'un bouquin qu'il m'arrivait de lire entre deux cafés, puis j'ai laissé tiédir, refroidir. Noël est passé, j'ai rangé les chaussures de sécurité, rendu le petit gilet vert et bizarrement eu un peu le vertige.

J'avais perdu cette habitude de réfléchir à demain, refaire les annonces, rappeler les agences. Je me suis senti tourner en rond, moi et mes questions. Une danse immobile et, bientôt, un précipice.